vendredi 8 avril 2011

Rapporte-moi un homme

Quand Fatima raconte ses souvenirs de toute petite fille ou de jeune fille au Maroc, puis de jeune femme nouvellement arrivée en France… on a vraiment l’impression d’y être. Elle sait, par des détails parfois minuscules, faire partager ses émotions…

Quand j’étais petite, j’ai cassé la tête à mon père… Je devais avoir environ trois ans et mon père allait chaque vendredi au souk. Un jour, je lui ai dit: «Quand tu iras au souk, ramène-moi un homme ! Moi aussi, je veux un homme…» Mon père ne savait pas quoi me répondre. Le lendemain, dès que je me suis levée, j’ai couru voir ma mère:  «Où est mon père ? Il est parti au souk ?» Alors, je suis montée sur une grosse pierre pour regarder par-dessus le mur de la maison et j’ai guetté mon père toute la journée. Il est revenu avec des friandises, des gâteaux, mais pas d’homme, alors j’ai piqué une crise. Et mon père m’a dit qu’il chercherait la prochaine fois. Mais la semaine suivante, il est à nouveau revenu seul: «Il n’y avait pas d’homme pour toi. Il n’y avait que des vieux…» Chaque semaine, je l’embêtais, ainsi…

Quand j’ai grandi, vers 7 ou 8 ans, j’avais très honte de cette histoire. Je n’osais plus en parler. Mon père, c’était tout pour moi. Jusque l’âge de 5 ans, je m’endormais avec lui: il fallait qu’il me gratte la tête, pour que je m’endorme. C’est ma mère qui me raconte cela, mais moi, je m’en souviens vaguement! Mon père était un homme extraordinaire. Il est mort à 115 ans, mais jusqu’au bout, sa tête est restée jeune. C’était un homme droit, il accueillait tout le monde et conseillait ceux qui en avaient besoin…

J’ai connu mon mari à l’âge de 16 ans. Le mari d’une amie à moi le connaissait et ils voulaient l’aider à trouver une femme. Ils sont venus à la maison. Je l’ai vu. Il a demandé ma main à mon père. On a attendu trois ans pour se marier car il fallait économiser: la cérémonie du mariage, c’est cher! Avant l’acte de mariage, il venait voir mon père tous les samedis. Il mangeait avec lui, mais je n’avais pas le droit de le voir. Avec mes soeurs, on montait sur la terrasse et de là-haut, on regardait mon père et mon mari.

Après l’acte de mariage, j’ai eu le droit de le voir: il avait déjà un appartement et il voulait que je l’aide à choisir les meubles, la vaisselle, tout ça… Il venait me chercher chez mon père et on allait choisir des meubles. Mais il manquait toujours quelque chose, (rires), alors il revenait me chercher. Un jour, il m’a emmenée au cinéma. Nous sommes allés voir un film arabe avec Farida Atrache. Lui, il dit qu’on est allé voir un film de Louis de Funès: «Les Baigneurs». C’est peut-être lui qui a raison !

Après mon mariage, je suis partie vivre chez mon mari. Pendant deux mois, je n’ai pas vu mon père : chez nous, après la cérémonie, la femme ne rentre pas chez elle pendant un an. Nous, au bout de deux mois, on a acheté plein de cadeaux, c’est la tradition, pour mon père, ma mère, ma grand-mère et on est allé voir mes parents. Nous y sommes restés trois jours.

Six mois après mon mariage, j’étais enceinte. Là, je ne voulais plus voir ni mon père, ni ma mère. J’avais trop honte. Ma tante m’a dit: «C’est comme ça, c’est naturel, c’est la vie !» Comme mon mari travaillait, ma mère m’a proposé de venir chez elle et j’ai accouché chez mes parents. C’était un dimanche: mon père et mon mari étaient dans une autre pièce. J’avais envie de crier. La sage-femme me disait: «Lâche-toi !» Mais moi, je n’osais pas, je disais: «Où il est mon père, il va m’entendre !» Quand mon fils est né, j’ai entendu mon père et mon mari rigoler. Pour mes autres soeurs, ça ne s’est pas passé comme ça. Pour elles c’est naturel. Après, j’ai pris l’habitude.

Quand j’étais petite, je me demandais pourquoi les gens partaient dans d’autres pays en laissant leur famille, leurs amis. Mon père me répondait qu’il n’y avait pas que le Maroc au monde. À mon mari aussi, j’ai posé la question: «Que penses-tu des gens qui partent dans d’autres pays et laissent leurs parents ici ?» Mon mari m’a répondu que j’avais raison. Mais un jour, alors que j’étais enceinte du deuxième, un copain de mon mari qui vivait en France est venu le voir. Quand il est parti, mon mari m’a dit: «Je vais voyager !» J’ai rétorqué : «Je vais voyager avec toi. » Pour moi c’était au Maroc. Mon mari m’a répondu: «Non, c’est trop loin et tu es enceinte…» Lorsque je lui ai demandé où il allait, il m’a répondu qu’il allait voir mon frère en France. Moi, je n’étais pas contente. Il est venu ici et m’a laissée toute seule là-bas… De temps en temps, j’allais voir mes parents; mon père venait me voir, il me remontait le moral. À cette époque, il n’y avait pas le téléphone. Alors, mon mari m’envoyait des lettres… J’ai accouché toute seule. On a fait la fête chez mes parents.

Et puis, je suis tombée malade. Mon père a écrit à mon mari. Il est venu me voir. Il est resté quinze jours et puis, il est retourné en France. Quelques mois plus tard, je recevais les documents pour le regroupement familial. Mais moi, je ne voulais pas partir. Mon père m’a dit: «Qu’est-ce que je vais faire de toi. Une femme
sans mari ici, c’est pas bien. Et lui, il est tout seul…»

J’avais laissé le soleil. Je suis descendue de l’avion dans le brouillard. Dans le taxi qui m’emmenait à Lys-lez-Lannoy, je regardais les maisons rouges, petites… Au Maroc, les maisons sont grandes. Les plafonds sont hauts. Mon mari m’a dit: «Tu vas voir, tu vas t’habituer.» Heureusement que j’avais deux enfants et que j’étais enceinte, sinon, je serais retournée chez mon père. Le lendemain, mon mari est parti à 6h du matin. J’ai ouvert la porte, il n’y avait personne dans la rue. J’ai pleuré toute la matinée. Mais l’aprèsmidi, quand mon mari est rentré, j’ai fait comme si je n’avais pas pleuré. Cela a duré ainsi jusqu’à ce qu’on déménage à Hem. Ici, il y a plus de vie.

L’accouchement approchait. On devait trouver une nounou pour s’occuper des enfants pendant que j’étais à l’hôpital. On a trouvé une dame: un vrai coeur d’or. Elle donne tout aux enfants. Un lundi, j’ai senti dans mon dos que c’était l’heure. J’ai lavé le linge, changé mes enfants. J’ai tout préparé. L’ambulance est venue me chercher. Mon mari a déposé les enfants chez la nounou à 5 heures du matin. J’ai accouché à la clinique Saint-Jean. Toute seule, sans ma famille. Au Maroc, on accouche à la maison avec la sage-femme. C’est une grande professionnelle qui avait sa manière: on ne voit aucun de ses instruments, les pinces, les ciseaux…Cela fait moins peur. À la clinique, tout était préparé: on voyait tout. J’avais peur.

Quand je suis rentrée chez moi, j’ai vu la dame passer en bas, dans la rue avec mes enfants:j’ai vu qu’ils étaient heureux.Cette femme est restée mon amie. Elle est comme ma soeur. Quand je suis arrivée en France, à part «Bonjour, bonsoir, merci», je ne savais pas dire grand chose en français. Quand je devais aller chercher de l’argent, mon mari me faisait un papier que je donnais au guichetier. Un jour, j’ai dû aller à Tourcoing. Mon mari m’a donné un plan et j’ai compté les arrêts. Il fallait que je me débrouille.

Du coup, je me suis inscrite au cours du centre social. Je déposais les grands à l’école, mettais ma fille dans la poussette et partais au centre social. Ma fille allait à la garderie pendant que j’apprenais le français, à le lire, l’écrire. J’ai découvert qu’il y avait plein d’autres activités: cuisine, couture, crochet… De ce jour, je n’étais plus jamais chez moi l’après-midi. Mes gars à l’école, ma fille dans la poussette: direction centre social. J’ai acheté une machine à coudre, cousu mes rideaux…

Cela a duré ainsi pendant onze ans. Et puis, je me suis retrouvée enceinte. Quand le médecin me l’a dit, j’ai pleuré: je n’avais pas envie de rester dans mon coin, à laver les couches. Un bébé, ça prend du temps si on veut bien l’élever. Ma fille est née: c’est la chouchoute de son père !

On a toujours passé les week-ends en famille. Le vendredi, je cuisinais pour tout le week-end et je congelais. Le samedi, on accompagnait les garçons au match de foot. Moi, je voulais absolument voir mon fils mettre un but! Les amis de nos enfants venaient à la maison. Maintenant que nos enfants sont élevés, je ramène mes amies à la maison. Le week-end, on va au cinéma, on s’invite, on sort… Je rattrape le temps perdu.

J’ai travaillé régulièrement dans les écoles comme aide maternelle. Depuis 2000, je travaille à l’hôpital de Roubaix comme agent de service. Je commence à 5 heures du matin. Alors, je me lève à 3 heures. J’aime bien prendre mon temps, le matin: je bois mon café, me lave, me maquille, prends un temps de prière pour remercier Dieu. Je ne suis jamais en retard et j’aime être bien mise car on rencontre des gens: les malades, les médecins… Il faut être présentable.

Racisme ? La première fois que j’ai entendu ce mot, j’ai cru que c’était le nom d’un plat! Je ne savais pas de quoi on parlait. Maintenant, je sais qu’il y a des gens qui n’aiment pas les autres races. Avant, quand je vivais au Maroc, Arabes, Juifs, Indous ou Français vivaient ensemble.

Fatima, le 24 février 2010

Ma mère : une grande dame

F. a choisi de parler de sa mère: une grande dame qui, depuis toujours, a su mener sa vie contre vents et marées…

Ma mère est une grande femme: 1,83 mètre. Elle est mince. Elle aurait pu être mannequin. Elle est très très belle et a beaucoup de charme. Elle est blonde, a la peau blanche et les yeux clairs. Moi, je ressemble plutôt à mon père. Elle va au hammam tous les deux jours: elle y reste une demi-journée, elle se lave… C’est une femme très, très propre, un peu maniaque. Tout le monde vous le dira.

Elle est matinale. Chaque jour elle se lève à 4 heures du matin et lave toute sa maison. À 8 heures, tout le ménage est fait. Elle est comme ça depuis toujours. Dès son plus jeune âge, elle se disputait avec ses soeurs car elle voulait qu’elles aussi se lèvent à 4 heures! Ensuite, elle se douche, se maquille, met du rouge sur ses lèvres, s’habille… À 8 h 30, elle prend son café.

Elle est toujours bien habillée: de belles robes, tout en perles, qu’elle coud elle-même sur elle. Elle achète des tissus très chers. Elle est toujours très élégante. Un jour, un ami de mon père a sonné chez elle. Il a cru qu’elle partait pour un mariage tellement elle était bien habillée. Il l’a dit à mon père qui lui a répondu: «Mais elle est toujours habillée comme ça!».

Le matin, en se levant, elle enfile une robe de ménage. Quand elle a fini, à 8 heures, elle l’enlève et la lave tout de suite à la main avant de prendre d’autres habits. Elle ne laisse jamais des habits sales et lave tout au fur et à mesure, à la main. Elle a un lave-linge de 7 kg dont elle ne se sert jamais!

Elle s’est mariée à 16 ans et a eu trois enfants: deux filles et un garçon. Mais son premier mari est mort pendant la guerre d’Algérie alors qu’elle était enceinte de la troisième. Elle a élevé seule ses enfants. Elle travaillait à la maison, faisait des paniers, des tapis, de l’artisanat qu’elle donnait à sa famille pour qu’ils
les vendent sur les marchés. Elle vivait chez son père ou chez sa soeur. Et puis, un jour, la belle-famille a voulu reprendre les enfants. Ils lui en ont pris deux: les plus grands. Ils lui ont laissé la plus petite. Elle ne les a pas revus pendant cinq ou six ans. En 65, elle s’est remariée avec mon père et elle a eu deux enfants: ma petite soeur et moi. Elle qui aimait les garçons, elle a eu quatre filles!

J’avais dix ans quand j’ai vu pour la première fois mon grand frère. Il venait pour lui faire signer des papiers car il avait besoin d’une procuration pour aller faire ses études en France. Il ne l’appelait pas Maman mais par son prénom. Il croyait que c’était sa mère qui l’avait abandonné. C’est ce que lui avait raconté la belle- famille. En grandissant, j’ai compris la souffrance de ma mère. Je l’ai reproché à mon frère: «Elle t’a élevé et c’est comme ça que tu la remercies!» Maintenant, il commence à comprendre, mais il dit: «Je ne peux pas changer le passé!» Nous, on en veut à la belle-famille…

Ma grande soeur, je l’ai connue alors qu’elle était mariée et avait déjà deux enfants. Par hasard. Après le tremblement de terre dans les années 80, nous avons déménagé dans des chalets dans un autre village où habitait ma grande soeur. Ma mère savait que sa fille habitait ce village mais n’avait pas son adresse. Nous
l’avons cherchée pendant toute une journée, frappant à toutes les portes. Vers 17 heures, alors que nous perdions espoir, nous l’avons enfin trouvée ! Ma soeur était ébahie; elle pleurait. Elle aurait aimé avoir sa mère à son mariage. Ma mère était très émue. Maintenant, elles se voient tout le temps. Ma soeur a cinq enfants et sait ce que c’est qu’être mère.

Et malgré tous ces chagrins, ma mère est restée une grande dame. Mon grand frère aujourd’hui dit: «Je suis fier d’être son fils!» C’est vrai qu’il lui ressemble un peu: il est grand, blanc, avec des yeux clairs…

Maintenant qu’elle a élevé tous ses enfants et après avoir tant souffert, elle dit: «Je suis libre. Personne ne me retient,» et décide de tout ce qu’elle veut. Parfois, elle part une semaine dans un hammam; elle est allée à La Mecque avec mon père. Elle est venue trois fois en France. Depuis 2000, elle n’est pas venue car elle n’a pas de visa. La France a peur qu’elle reste. Mais, elle ne va pas rester ici : il fait trop froid. Et puis, elle touche une
pension en Algérie. Au début, quand elle venait en France, elle avait du mal: «Ils ont tué mon mari!» Mais un peu à la fois, elle a aimé des gens en France.

Sinon, elle continue sa vie en Algérie. À 8 h 30, elle déjeune et après, elle met son grand tablier au-dessus de sa belle robe et elle prépare le repas dans une petite casserole: elle laisse cuire tout doucement, à petit feu. Pas comme moi qui veux toujours aller vite, vite, vite et pose tout sur le grand feu! Elle regarde la télé, elle reçoit des visites. Mon père sort le matin et revient à midi. L’après-midi, elle fait la sieste jusque 16 h 30 et ensuite elle nettoie à nouveau toute sa cuisine de A à Z! Avant de refaire le repas du soir. Elle est vraiment maniaque. Dans sa cuisine, tout brille. Les épices sont bien rangées sur une étagère, selon un ordre précis et étiquetées: cumin, gingembre, cannelle, sel, poivre… Les casseroles sont belles et bien décorées. L’artisanat est mieux là-bas…

Dans sa chambre, il y a une grande armoire avec six portes qui court le long du mur. Sur chaque planche décorée d’une petite dentelle, ses habits sont rangés, bien repassés. Alors que moi, je bourre mes placards. Depuis toujours, elle est comme ça. Même quand elle était triste. Elle est à la fois tendre et dure. Il faut qu’on fasse ce qu’elle nous dit. On a toujours peur de la décevoir. Mais on ne se sent pas écrasé avec elle. Elle aime sa famille…

F., le 1er avril 2010

Mon coeur était là-bas, mon corps était ici

Yasmine a été totalement bouleversée par son arrivée en France: la température, le climat, les personnes, la vie. Tout était différent de ce qu’elle avait vécu jusque-là.

Je l’ai senti comme une punition. C’était un véritable déchirement. En Algérie, j’avais un bon travail… En France, ce pays que je ne connaissais pas, je n’avais pas de travail, pas d’amies… Je ne connaissais personne, je ne sortais pas. En Algérie, dans mon immeuble, on se retrouvait dans la cage d’escalier: on lavait les murs, l’escalier, les boîtes aux lettres. Pendant le ramadan, le soir, on jouait le tambour dans les escaliers, on chantait, on était jeunes…

Mon coeur était là-bas, mon corps était ici. Dès qu’une musique un peu nostalgique me rappelait le pays, je pleurais. J’écrivais des lettres à mes parents et chaque jour, je descendais à la boîte aux lettres en attendant leur réponse… À la télévision, il y avait une chaîne tunisienne qui commençait à 17 heures, cela me soulageait de la regarder. Sinon, je faisais le ménage, la cuisine. Pour nous, les femmes arabes, la cuisine, le ménage sont la vie quotidienne.

En Algérie, je rentrais du travail vers 17 heures. J’ai toujours vécu chez mes parents. Là-bas, une fille reste chez ses parents jusqu’à son mariage. En rentrant, je donnais un coup de main à ma mère pour le ménage, la cuisine. Non que j’y étais obligée, mais par politesse, parce qu’on ne laisse pas la maman tout faire toute
seule et que l’on a plus vite fini quand on s’y met à plusieurs. Nous étions des enfants sages. J’ai beaucoup appris de ma mère.

Parfois ma fille me demande comment je sais faire tout cela. Elle parle des plats traditionnels. Je lui réponds que j’ai appris avec ma mère. Je la regardais faire. Alors, je dis à ma fille de regarder pour qu’elle puisse prendre la relève.

Chez nous, on fait le pain nous-mêmes, les gâteaux traditionnels et puis des plats. La cuisine algérienne est riche: gratins, poivrons farcis à la sauce rouge avec de la chapelure, gratins de choux-fleur ou d’aubergines… J’y mets des épices. Chaque famille a ses épices préférées. Il y a aussi les pommes de terre farcies, les  artichauts, les courgettes avec la sauce épaisse et puis la soupe du ramadan: la «Churbas», avec des grains, des vermicelles, des langues d’oiseaux… Le deuxième plat: le tajine «Hello», sucré avec de la viande, de
la cannelle, du sucre, de l’eau de fleur d’oranger, du beurre, des pruneaux, des raisins secs et des amandes… Cela veut dire que le mois sera bon… Il y a aussi le «bourek» ou feuille de brick où l’on dépose du thon, des pommes de terre, du persil, de la viande hachée ou des crevettes…

Durant tout le ramadan, on fait chaque jour des plats différents… Et le soir, ce sont les gâteaux sucrés et le thé. Ensuite, c’est l’aïd : on prépare encore plein de gâteaux, on fait le grand nettoyage… Et puis, on achète de beaux vêtements pour que le jour de l’aïd soit vraiment un jour exceptionnel.

À Alger, quand j’étais petite, mes parents habitaient en appartement. J’ai sept frères et soeurs. Nous habitions au rez-dechaussée d’un immeuble construit à l’époque des Français, juste avant l’indépendance. On jouait à la marelle, à la corde à sauter, à la poupée devant l’immeuble: il n’y avait pas de voitures… Ici, on ne peut pas laisser nos enfants jouer dehors…

Au printemps, quand il faisait beau, on se réunissait entre filles, on descendait un tapis et on jouait… Ou bien, avec les mamans, on partait jusqu’à un petit jardin. On emportait de l’eau, des fruits, des gâteaux et on mangeait en plein air. On jouait à cache-cache… Les mamans amenaient leurs enfants sur des pelouses où
les hommes ne venaient pas. On prenait l’air, le thé ou le café… Les dames apportaient leur crochet, leur tricot, leur broderie avec leur tambour ou «tenibare». J’ai appris à broder à la main avec une aiguille: des coussins, des nappes pour les tables basses. J’en ai encore un, fait à la main. Je ne veux pas le jeter.

Parfois, en été, on allait à la campagne, dans la famille. On prenait l’air, il y avait de l’espace, on allait chercher les oeufs dans le poulailler. Ensuite on les cuisait en omelettes chez mon grand-père. J’aimais bien. Plus grands, on s’ennuyait, alors les parents y allaient seuls… Parfois en été, le dimanche, on allait au hammam. Mon père prenait la voiture et on allait passer la journée dans une station thermale. On préparait un repas léger: des salades, des fruits, du thé et on passait la journée là-bas…

Oui, la cuisine est importante en Algérie. Surtout pendant le ramadan. À ce moment-là, je passe plus de trois heures dans la cuisine pour préparer les plats traditionnels. Mais c’est vrai que les enfants d’aujourd’hui préfèrent la purée et les frites!

Je suis allée à l’école primaire et au collège. L’école était tout près de chez nous. Nos parents nous accompagnaient la première semaine et ensuite nous y allions seules. Garçons et filles allaient dans la même école, mais étaient séparés. Je faisais la route avec mes frères et soeurs. J’avais des copines: Djamila, elle s’est mariée en France. Mais je ne la vois plus. Il y avait aussi Hassiba, Samira et Zouzou, la chouchoute… Elles sont toutes mariées maintenant. Je pense toujours aller les voir…

Dès la troisième année, on apprenait le français; je me souviens qu’en CE1, le prof nous a appris à faire des poupées avec des bobines de tricotage. On a appris des poésies, des chansons et préparé une pièce de théâtre pour la fête de fin d’année. Une grande fête.Avant de partir en vacances, on lavait toute la classe:
les murs, les tables, les chaises… C’était bien. Cela nous amusait. Au collège, j’étais avec Hassiba, Djamila et Zouzou. Nous étions toujours ensemble. Là, garçons et filles étaient mélangés. On apprenait l’anglais, les maths et l’histoire-géo et les sciences. J’aimais surtout les maths et le français. En cours d’anglais, on regardait une émission en anglais à la télévision. …

Après le collège, j’ai travaillé sept ou huit ans. Quand je rentrais à la maison, je donnais un coup de main à ma mère. Il y avait toujours quelque chose à faire : le linge, les cuivres… Le weekend, on débarrassait toute la maison et on lavait les sols. Il y avait aussi la préparation du mariage de mes soeurs. Chez nous, la mariée doit préparer son trousseau. On lave le coton avec lequel on fera les matelas, on brode, on achète tout ce dont
la mariée aura besoin pour le jour du mariage: le petit seau et le bol en cuivre pour entrer au hammam … C’était un beau mariage. J’ai préparé les cartes d’invitation pour les proches et les voisins… Nous avons préparé les gâteaux traditionnels, les boissons et les plats traditionnels. Le jour du mariage, réunies autour du thé et des dragées, les femmes ont mis le henné. Le jour suivant, ce sont les hommes qui se sont réunis autour du mari…

Ensuite, nous sommes partis en France… ici. Le jour de mon départ, j’étais stressée car je quittais ma famille et mon pays, ma patrie, l’Algérie. Je laissais tous mes beaux souvenirs derrière moi…

Yasmine, le 29 mars 2009

Mon amour est loin

Quand elle était jeune, Latifa chantait toujours une chanson qui disait : « Mon amour n’est pas là. Il est loin de cette montagne». Et, elle s’est mariée avec un homme qui vivait en Belgique!

Quand j’étais petite, je rêvais d’une belle vie avec pas beaucoup d’enfants : deux ou quatre. Pas huit comme ma mère! C’est trop de travail.

Je suis née au Maroc, pas loin de la mer: on y allait tous les jours. J’aime regarder la mer. Mon frère et ma soeur ont quitté le pays pour s’installer en Belgique. C’est chez eux que j’ai rencontré ma future belle-mère. C’était une femme très gentille. Elle était comme une copine pour moi. Je l’aimais beaucoup. J’étais en visite chez ma soeur, je m’ennuyais. Je l’ai rencontrée. Elle m’a tout de suite invitée chez elle. Elle parlait berbère comme moi. Chez elle, j’ai rencontré mon mari pour la première fois.

Il travaillait en France et venait souvent voir sa mère. C’était une femme de coeur. Elle aimait tout le monde. Tous les malheureux venaient chez elle. Elle leur donnait son argent: «De toutes les façons, quand je serai morte, je n’en aurai plus besoin», disait-elle. Elle est morte, il y a juste un an.

Mon mari est venu au Maroc pour le mariage et il est reparti en France, me laissant seule au bled: je devais attendre les papiers, le livret de famille, le visa. C’était en juillet. Je suis arrivée en France en août de l’année suivante. C’était un vendredi. Le lundi, ma belle-soeur (toute la famille de mon mari est par ici) m’a
téléphoné pour que je vienne chez elle. Mais je ne connaissais pas la route. Alors son fils est venu me chercher chez moi. Et ainsi, tous les jours, après avoir fini mon travail à la maison, j’allais passer l’après-midi chez ma belle-soeur, avec sa famille, ses copines… Mon mari venait me chercher après son travail et nous allions faire les courses avant de rentrer à la maison.

Quand je suis arrivée en France, je ne parlais pas un mot de français. J’ai appris avec mon mari. Lui est en France depuis 43 ans. Moi, cela va faire 20 ans. On ne dirait pas. Ça passe vite!

Tous les deux ans, je retourne au Maroc. Pendant un mois, c’est la fête.Toute la famille est là:les frères,les soeurs,leurs enfants, les voisins. Le jour, chacun est chez soi, mais le soir, on peut se retrouver à quarante chez ma mère. Tous les jours, le téléphone sonne: «Il faut venir, on fait les courses, à manger…» Moi, je
reste chez ma mère. C’est là que j’ai grandi. Je suis restée fort proche d’elle. Je lui téléphone tous les dimanches pendant une heure: je veux avoir des nouvelles de tout le monde.

Mon meilleur souvenir du Maroc? C’est quand j’étais jeune, avec ma famille. Le samedi, on allait se promener. On y allait avec ma tante et ses huit enfants, des copines, des voisins, des jeunes, des personnes âgées… On emportait à manger, des merguez, des blancs de poulet, des sardines, des gâteaux… On  marchait pendant une heure peut-être et on s’installait. On faisait du feu pour faire cuire la viande, faire chauffer le thé… On mangeait et on chantait: des chansons arabes traditionnelles ou modernes, des chansons d’amour où l’on se moque des hommes et des femmes… Le soir, on revenait des bouquets de fleurs des montagnes plein les bras.

Moi, je chantais toujours une chanson qui disait que mon amour n’était pas là, qu’il était loin de cette montagne… Et, Mektoub! J’ai trouvé mon mari en Belgique! Je ne chante plus cette chanson. Mon mari est très gentil, très intelligent et tout. Ma famille l’aime beaucoup. Il est aujourd’hui en retraite, lui aussi fait jeune. Personne ne le croit quand il dit qu’il est en retraite. Alors, il dit qu’il a travaillé plus de 40 ans ici. Il aime
bouger. Il n’aime pas rester à la maison. Il connaît tous les coins. En été, on va tous les jours à la mer en Belgique, à La Panne, à Bruges…. On va souvent à Tournai, à la brocante.

Depuis deux ans, je travaille deux jours par semaine. Je fais le ménage pour des personnes. Au début, c’était dur de vivre ici,mais je me suis habituée.Après la naissance de mes enfants, j’ai fréquenté le centre social. J’aime le contact. Et un peu à la fois, je me suis habituée: j’ai connu les voisins, les voisines. J’aime bien rire, plaisanter avec les autres, dire des blagues. Quand je rencontre une personne que je n’ai jamais vue, je ne suis pas gênée. Je fais comme si je la connaissais depuis des années: c’est une femme, je suis une femme, alors, inutile de faire des chichis!

J’aime bien la vie en France. C’est plus calme: chacun fait ce qu’il veut.Au Maroc, tout le monde regarde ce que chacun fait : ta fille, elle sort trop, pas assez… Tout le monde parle: c’est vrai, c’est pas vrai. Ici, tu sors, tu sors pas, c’est kif-kif.

Pourtant, parfois, je regrette le temps où tout le monde était chez les uns, chez les autres, au Maroc. Aujourd’hui, chacun reste davantage chez soi.

Latifa, le 8 février 2010

Je suis venue en France pour commencer une autre vie…

Siren voulait quitter l’Algérie et les souvenirs qui y sont attachés… Non pas pour oublier - elle n’oublie pas, elle ne peut pas oublier - mais rompre avec cette ancienne vie et recommencer ailleurs quelque  chose de neuf.

En Algérie, je vivais chez ma mère. Mon père est mort quand j’avais 3 ans. C’est ma mère qui nous a élevés: mes deux soeurs, mes deux frères et moi. Ma mère, elle est tout: père, mère… Elle a travaillé dur. Nous, on n’a jamais manqué de rien. Habits, nourriture, voyages… elle ne nous a jamais rien refusé.

J’ai commencé à travailler comme secrétaire. Mais je n’avais pas de contrat et un salaire de misère. Ce n’était pas grave car ma mère subvenait à tout. Et puis, elle est tombée malade : un cancer. C’est ma soeur qui travaillait dans un laboratoire qui m’a prévenue. Je me souviens, je me suis dit que la misère allait commencer, que c’était la fin. En Algérie, il n’y a pas d’aides… Quand ma mère s’est fait opérer, j’étais toujours auprès d’elle. Un jour, elle m’a dit: «Je te vois dans ta future maison, avec ta famille, tes enfants…» J’ai compris qu’elle rêvait que je me marie…

Plusieurs fois, on m’avait demandée en mariage, mais j’avais toujours refusé: je préférais travailler, rester auprès de ma mère… Mais ce jour-là, j’ai décidé de me marier. Parce que c’était le désir de ma mère, pour qu’elle me voie avec la robe blanche de mariée, pour lui faire ce plaisir. Deux mois après, je me mariais avec un homme que je n’avais jamais vu. Personne ne m’a forcée. Mais dans ma tête, il fallait que je me marie parce que ma mère était malade…

Quand je l’ai vu pour la première fois, je me suis dit: ce n’est pas mon rêve! Il n’avait pas de personnalité. Il vivait chez ses parents et sa famille lui dictait sa vie. On aurait dit que j’étais mariée avec ses parents. Une fois mariée, je suis allée vivre chez mes beaux-parents. Vingt-deux personnes vivaient dans leur maison. La grand-
mère, les dix frères et soeurs. J’étais leur bonniche: je préparais à manger, faisais la vaisselle, le linge, nettoyais la maison… Comme Cendrillon. Quand je demandais de l’aide à mes belles-soeurs, elles me répondaient: «Tu crois que parce que tu es belle, on va te mettre dans une vitrine, sans rien faire? Comme une  poupée ? » Je pense que mes belles-soeurs étaient jalouses parce qu’elles étaient plus âgées que moi et n’étaient pas mariées. Et puis, ma mère, pour mon mariage, m’avait offert de belles robes, des bijoux…

J’ai dû attendre quatre mois avant d’avoir l’autorisation d’aller voir ma mère. C’était mon beau-père qui allait me conduire et me chercher, décidait combien de jours je pouvais rester. Je ne disais rien à ma mère, par peur de la rendre encore plus malade. Mais elle le sentait.

Un jour, je suis tombée enceinte. Ma belle-mère n’a pas voulu m’emmener chez le docteur. Quelques mois plus tard, je suis tombée gravement malade: j’avais mal au ventre, j’avais des saignements. Mais ma belle-mère refusait encore que j’aille consulter le médecin. Mon mari ne bougeait pas. Comme mon état empirait, il a bien fallu m’emmener aux Urgences. Le médecin qui m’a examinée m’a reproché de n’être pas venue plus tôt. Le col était ouvert, je risquais de perdre le bébé. Pendant que j’étais à l’hôpital, ma mère a téléphoné plusieurs fois à la maison. Ma belle-mère répondait que j’étais partie en voyage. Ma mère ne l’a pas crue. Elle est venue. Elle a tout compris.

Alors que j’étais enceinte de huit mois, je suis partie voir ma mère. Quand je suis retournée chez eux, ils avaient pris tous mes habits, mes bijoux. Je leur ai demandé où ils étaient. Mais ils ont commencé à me frapper : mes belles-soeurs, ma belle-mère. Et mon mari ne disait rien. Alors j’ai appelé ma mère. J’ai ensuite
été hospitalisée pour dépression.

Le jour où j’ai mis au monde un petit garçon, ma mère a téléphoné à ma belle-famille pour les prévenir. Ma belle-mère a répondu: «On va le prendre et votre fille sera obligée de revenir chez nous». Quand ma mère m’a répété cette conversation, je suis tombée dans le coma. Je n’en pouvais plus. Cela faisait un an que j’étais chez eux, que je ne mangeais presque rien, que je travaillais sans arrêt: j’étais épuisée. J’ai demandé le divorce. Lui, mon mari, ne voulait pas. Je pense qu’ils ont donné de l’argent au juge pour obtenir la garde de l’enfant. Je n’ai jamais revu mon bébé. Il a dix ans maintenant. Aujourd’hui, ma mère est décédée.

Le passé est un cauchemar et la blessure reste. Un reproche, des cris, une simple déception me font pleurer. Je sens que je stresse. C’est l’angoisse. À l’intérieur, je suis triste, même si mon visage toujours sourit…

C’est pour cela que je suis venue en France. Pour commencer une autre vie. Ici, j’ai rencontré un ami de mon frère qui m’a aidée. Il m’a demandé ma main. Mais moi, j’avais peur des hommes. J’ai réfléchi: je vais me donner une seconde chance. J’ai téléphoné à ma mère. Elle m’a dit de faire ce que je voulais. Au fond de moi, j’étais soulagée. J’avais des sentiments d’amour envers lui. Aujourd’hui, on dirait que c’est mon premier mari. Grâce à lui, j’ai commencé à vivre. Alors, on s’est marié à la mairie. J’ai mis la robe blanche, on a fait la fête. J’ai envoyé les photos à ma mère. Elle était contente.

Ensemble, nous avons eu trois enfants. Je suis très heureuse avec ma famille actuelle.


Siren, le 16 février 2010

La guerre et la peur

Messaouda raconte la guerre à hauteur d’enfant: la peur, la fuite, les petits bonheurs…

Je suis arrivée à Constantine à l’âge de 10 ans. Nous sommes descendus de la montagne parce que c’était la guerre. La montagne était trop dangereuse. Constantine était plus calme. Mon père travaillait à Constantine. J’étais contente: je n’avais plus peur, je me sentais protégée.

À cette époque, mon grand frère (il a quinze ans de plus que moi) était déjà parti travailler en France. Il est revenu en Algérie pour faire son service militaire. C’était dur car il était envoyé par la France pour faire la guerre en Algérie. Il est resté deux ans. Il nous écrivait «Je suis à Oran…», mais il n’a jamais eu de permission pour venir nous voir. À la fin de la guerre, il est retourné tout de suite en France. Il y est resté un an et puis il est revenu avec sa femme. J’étais petite, mais je me souviens de tout.

Constantine, j’y suis restée le temps de la guerre. Ensuite nous sommes remontés dans la montagne. J’aimais bien. Même si c’était la guerre, c’est une bonne période pour moi: j’allais à l’école. On ne sortait pas le soir à cause du couvre-feu et le matin, nous allions seules à l’école mes soeurs et moi. Nous partions avant la levée du couvre-feu. Mais ils ne disaient rien aux enfants. J’étais la plus grande, j’avais peur. Nous allions à l’école arabe. La maîtresse faisait les cours en français et en arabe. On comprenait bien. On apprenait à lire et à écrire. L’école donnait les livres, les cahiers, les crayons… Tout, sauf le cartable. À la montagne, il n’y avait pas d’école. Je travaillais bien. Mes parents étaient contents de moi. J’ai été triste de la quitter…

Nous habitions, un quartier pas très loin de Bab-el-Oued. Je ne peux pas vous dire où exactement car aujourd’hui, tous les noms ont changé. Il y avait un grand pont au-dessus de la rivière. Nous habitions une maison. Une vieille maison, un peu comme ici les courées. Il y avait des maisons en face. En rentrant de l’école, on jouait dans la cour avec les voisines. Il n’y avait pas de télé. On jouait avec des cailloux, à la marelle: on dessinait sur le sol avec une craie.

À Constantine, mon père vendait des bananes. Il mettait une petite table dans la rue en pleine ville. Il les vendait aux gens qui passaient: aux soldats… Une ou deux bananes… Ça n’était pas comme maintenant où on achète les bananes par kilo. Parfois, il en rapportait à la maison, quand il n’avait pas tout vendu: elles
étaient bonnes. On passait devant lui en revenant de l’école. Il nous donnait les courses pour que ma mère prépare à manger. Il était gentil mon père. Mon père et ma mère, je ne les ai jamais vus se disputer. Ils s’entendaient bien. Ils sont morts à 40 jours d’intervalle.

À la maison, on devait vivre sur le salaire de mon père. Il n’y avait pas d’allocations. Heureusement, ma mère se débrouillait bien. Elle faisait bien les choses, la cuisine: le couscous, les galettes. Chaque jour, elle cuisinait quelque chose de différent. On mangeait bien, même s’il n’y avait pas de viande tous les jours. On mangeait des fruits, des oranges : les oranges, là-bas, elles étaient plus grosses, plus claires… Quand tu les manges,  elles ont un bon goût. À cette époque, on ne trouvait pas de pommes en Algérie. Des pamplemousses, oui, des agrumes, mais pas de mandarines…

À la montagne, on avait un oranger dans le jardin. Ma mère cueillait les fleurs pour faire de l’eau de fleur d’oranger. On en versait quelques gouttes dans le thé, le café ou la pâtisserie. Je n’ai jamais retrouvé ce parfum. Celle qu’on trouve en bouteille n’a pas le même goût.

À la montagne, à cette époque, on avait peur. Nos parents nous disaient de ne parler à personne, de ne pas répondre si on nous interrogeait. Je me souviens que l’armée française venait le matin de bonne heure. Nous on ne parlait pas français. Un Arabe traduisait: «Il y a quelqu’un qui est passé chez vous ?» Quand on est petit, on est intelligent, on comprend tout. On ne disait rien. Mais ça fait peur. Quand on ne répondait pas, ils étaient parfois brutaux. Certains étaient gentils. D’autres non. J’ai vu ma mère tre frappée par un soldat parce qu’elle disait que personne n’était venu. Le soldat l’a frappée et lui a dit: «Tu mens !» Ma soeur et moi, nous nous sommes mises à pleurer. L’autre soldat a dit à son collègue: «Arrête !»

L’oncle de mon père, quand sa femme est morte, a confié ses deux enfants à une femme française parce que c’était trop dangereux dans la montagne. Il préférait cela plutôt que ses enfants vivent la misère. Quand il est revenu, deux ans plus tard, la femme était partie. L’un des deux fils est devenu commandant. Il est revenu au
village. Il n’a pas montré à son père qu’il l’avait reconnu, mais il a donné de l’argent à quelqu’un pour que cette personne le donne à son père. Il est resté trois mois au village. Il était bien. Puis il est parti. Il avait parlé à une famille et c’est comme ça qu’on l’a su. Ensuite, il n’est plus jamais revenu. C’est le demi-frère de mon mari, car j’ai épousé mon cousin. Mon mari, il espère toujours le retrouver «Même s’il est mort, il
a peut-être des enfants,» dit-il. Il parle toujours de lui. Il a écrit des lettres à l’ambassade, partout, pour le retrouver. Un jour, on a reçu une réponse: on a appris qu’il avait travaillé à Tindouf, puis ailleurs… Rien de plus.

À la fin de la guerre, nous sommes retournés dans la montagne. Mais on n’a plus rien retrouvé, notre maison avait brûlé. Il n’y avait plus rien. On a galéré, vécu la misère. Mon frère nous envoyait un peu d’argent. Nous avons dormi chez mon oncle quelques mois. Mon père a reconstruit une petite maison. L’eau n’était pas trop loin. On allait la chercher avec ma mère et mes soeurs.

C’était un tout petit village.Tout le monde était parti… Certains sont revenus. Mais c’était triste. Certains étaient morts. Parfois, on faisait des fêtes avec mes cousines. Sinon, nous, on ne faisait rien. On s’ennuyait. Il n’y avait pas l’école. Quand ils en ont construit une, il était trop tard pour moi, j’avais 16 ans.

Messaouda, le 2 mars 2010

Soleil gris

Leila regardait la France à travers les films: Delon, Belmondo, la tour Eiffel… Quand elle est arrivée en France, elle a découvert que ça n’était pas comme dans les films !

J’ai vécu plus longtemps ici que là-bas. Là-bas, c’est Casablanca, la ville blanche, avec ses rues pleines de monde les soirs d’été, les marchés, les fêtes. Du monde partout, sauf dans le quartier riche «California». Un quartier calme avec ses grandes villas. Je regardais la France à travers les films: Delon, Belmondo, la tour Eiffel… Les gens, c’est toujours comme ça, ils rêvent. Moi, je rêvais.

Je me suis mariée le 1er août. Le 27, je faisais le voyage avec mon mari. Nous avons pris l’avion jusqu’à Orly, puis le train. Nous sommes arrivés à Roubaix à minuit. J’ai vu que c’était calme, personne dans la rue. Ça n’est pas comme là-bas: tout le monde est dans la rue, le soir. Surtout en été! Ce soir-là, je n’ai rien vu.

Je suis passée de la maison à trois étages de mes parents à un appartement au milieu d’autres appartements. «C’est quoi ça !», je me suis dit. À l’époque à Casablanca, il n’y avait pas encore d’immeubles, ou très peu. Maintenant, ils ont construit des bâtiments partout.

Mon mari travaillait la nuit. Il rentrait à cinq heures du matin et dormait. Mais moi, je ne le laissais pas dormir. J’avais 16 ans: dès onze heures du matin, je le réveillais et on partait se promener. On allait dans les magasins. On marchait toute la journée. Parfois, mon mari disait qu’il devait dormir avant d’aller travailler, mais moi je ne voulais pas. Je rentrais à la maison, je pleurais: «Je veux rentrer dans mon pays. Je ne veux pas rester ici.» Ça a été comme ça jusqu’à la naissance de ma fille. Mon mari était vraiment très gentil. Il ne disait rien.

J’ai eu aussi beaucoup de mal avec la nourriture. Dès dix ans, j’avais appris à faire la cuisine. Mais ici, je n’arrivais pas à faire les courses. Je ne trouvais pas ce que je voulais. La viande était un problème. À l’époque, il n’y avait pas de boucheries musulmanes à Roubaix. Mon mari devait aller acheter la viande à Lille. Quand il vivait seul ici, il achetait sa viande à Auchan, mais moi, je ne voulais pas. Maintenant il y a des boucheries halal partout. Je ne trouvais pas non plus les légumes. Ils étaient trop chers et il n’y en avait pas beaucoup. Là-bas, quand on achète une pastèque, elle est entière. Ici, on vous propose un petit morceau au fond d’une barquette.

À cette époque, dans mon quartier, il n’y avait pas d’Arabes. Je ne parlais pas français. Il y avait des Français à côté de chez moi. Je disais «Bonjour, Bonsoir!» Je n’osais pas parler. Pourtant, j’avais l’impression que les Français faisaient des efforts pour me parler. Une vieille dame qui habitait en dessous de chez moi m’avait même prêté un livre pour m’aider à apprendre. Il fallait que j’apprenne le français. Dès que ma fille a eu deux ans, j’ai commencé à sortir quand elle était à l’école. Je suis allée au centre social. C’est mon mari qui m’a emmenée. J’ai fait de la couture et appris le français.

Là, j’ai rencontré d’autres dames. Maintenant, je connais tout le quartier. Les gens me connaissent. Ils me respectent. On s’invite, on prend une tasse de café. J’ai une amie, elle vient tous les samedis chez moi avec sa famille et nous on va chez elle le dimanche. Nos enfants ont grandi ensemble. Cela fait comme une famille…

Ensuite, j’ai passé mon permis. J’avais mon permis au Maroc. J’étais restée quatre mois pour le passer à la naissance de mon troisième. Quand je suis rentrée en France, la loi est sortie: «Interdiction de conduire avec un permis étranger !» Quand mes enfants ont passé le permis, j’ai demandé pour moi à l’auto-école. J’avais peur que cela soit trop difficile à cause du français. Le moniteur m’a posé quelques questions et m’a dit que je pouvais le passer. Au code, j’ai trouvé que c’était facile et je n’ai fait que seize heures de conduite au lieu de vingt !

Je suis toujours restée dans le même quartier. J’ai changé d’appartement, mais nous sommes restés ici. C’est calme, tranquille. Tout le monde me connaît. Je voulais déménager, mais mes enfants ne voulaient pas. Ils voulaient rester avec leurs copains. Maintenant, ils sont tous partis : Neuville-en-Ferrain, Wattrelos… Moi, je suis restée. Maintenant je cherche le calme. Je ne supporte plus de vivre à Casablanca. Il y a des embouteillages comme à Paris!

Je retourne au Maroc chaque année. Depuis que les enfants sont grands, que mon mari est en retraite, j’y vais deux fois par an: en été et au printemps. Je ne travaille pas. Il faut en profiter! Mais je n’imagine pas m’y installer. J’ai mes enfants et tous mes petits-enfants ici. Et puis, une fois là-bas, mes enfants, surtout la dernière, me téléphonent tous les jours: «Maman, tu me manques!» alors, je ne pars qu’un mois. Je vais à Casablanca et surtout au bord de la mer. Dans une ville touristique, c’est plus calme. J’y ai acheté un appartement. C’est magnifique, j’en profite bien. Surtout au printemps: l’air est propre !

Quand je rentre ici, le soleil est gris! Je sens le cafard. Il faut attendre une semaine ou deux pour que ça passe…


Leila, le 26 mars 2010