Quand j’étais petite, j’ai cassé la tête à mon père… Je devais avoir environ trois ans et mon père allait chaque vendredi au souk. Un jour, je lui ai dit: «Quand tu iras au souk, ramène-moi un homme ! Moi aussi, je veux un homme…» Mon père ne savait pas quoi me répondre. Le lendemain, dès que je me suis levée, j’ai couru voir ma mère: «Où est mon père ? Il est parti au souk ?» Alors, je suis montée sur une grosse pierre pour regarder par-dessus le mur de la maison et j’ai guetté mon père toute la journée. Il est revenu avec des friandises, des gâteaux, mais pas d’homme, alors j’ai piqué une crise. Et mon père m’a dit qu’il chercherait la prochaine fois. Mais la semaine suivante, il est à nouveau revenu seul: «Il n’y avait pas d’homme pour toi. Il n’y avait que des vieux…» Chaque semaine, je l’embêtais, ainsi…
Quand j’ai grandi, vers 7 ou 8 ans, j’avais très honte de cette histoire. Je n’osais plus en parler. Mon père, c’était tout pour moi. Jusque l’âge de 5 ans, je m’endormais avec lui: il fallait qu’il me gratte la tête, pour que je m’endorme. C’est ma mère qui me raconte cela, mais moi, je m’en souviens vaguement! Mon père était un homme extraordinaire. Il est mort à 115 ans, mais jusqu’au bout, sa tête est restée jeune. C’était un homme droit, il accueillait tout le monde et conseillait ceux qui en avaient besoin…
J’ai connu mon mari à l’âge de 16 ans. Le mari d’une amie à moi le connaissait et ils voulaient l’aider à trouver une femme. Ils sont venus à la maison. Je l’ai vu. Il a demandé ma main à mon père. On a attendu trois ans pour se marier car il fallait économiser: la cérémonie du mariage, c’est cher! Avant l’acte de mariage, il venait voir mon père tous les samedis. Il mangeait avec lui, mais je n’avais pas le droit de le voir. Avec mes soeurs, on montait sur la terrasse et de là-haut, on regardait mon père et mon mari.
Après l’acte de mariage, j’ai eu le droit de le voir: il avait déjà un appartement et il voulait que je l’aide à choisir les meubles, la vaisselle, tout ça… Il venait me chercher chez mon père et on allait choisir des meubles. Mais il manquait toujours quelque chose, (rires), alors il revenait me chercher. Un jour, il m’a emmenée au cinéma. Nous sommes allés voir un film arabe avec Farida Atrache. Lui, il dit qu’on est allé voir un film de Louis de Funès: «Les Baigneurs». C’est peut-être lui qui a raison !
Après mon mariage, je suis partie vivre chez mon mari. Pendant deux mois, je n’ai pas vu mon père : chez nous, après la cérémonie, la femme ne rentre pas chez elle pendant un an. Nous, au bout de deux mois, on a acheté plein de cadeaux, c’est la tradition, pour mon père, ma mère, ma grand-mère et on est allé voir mes parents. Nous y sommes restés trois jours.
Six mois après mon mariage, j’étais enceinte. Là, je ne voulais plus voir ni mon père, ni ma mère. J’avais trop honte. Ma tante m’a dit: «C’est comme ça, c’est naturel, c’est la vie !» Comme mon mari travaillait, ma mère m’a proposé de venir chez elle et j’ai accouché chez mes parents. C’était un dimanche: mon père et mon mari étaient dans une autre pièce. J’avais envie de crier. La sage-femme me disait: «Lâche-toi !» Mais moi, je n’osais pas, je disais: «Où il est mon père, il va m’entendre !» Quand mon fils est né, j’ai entendu mon père et mon mari rigoler. Pour mes autres soeurs, ça ne s’est pas passé comme ça. Pour elles c’est naturel. Après, j’ai pris l’habitude.
Quand j’étais petite, je me demandais pourquoi les gens partaient dans d’autres pays en laissant leur famille, leurs amis. Mon père me répondait qu’il n’y avait pas que le Maroc au monde. À mon mari aussi, j’ai posé la question: «Que penses-tu des gens qui partent dans d’autres pays et laissent leurs parents ici ?» Mon mari m’a répondu que j’avais raison. Mais un jour, alors que j’étais enceinte du deuxième, un copain de mon mari qui vivait en France est venu le voir. Quand il est parti, mon mari m’a dit: «Je vais voyager !» J’ai rétorqué : «Je vais voyager avec toi. » Pour moi c’était au Maroc. Mon mari m’a répondu: «Non, c’est trop loin et tu es enceinte…» Lorsque je lui ai demandé où il allait, il m’a répondu qu’il allait voir mon frère en France. Moi, je n’étais pas contente. Il est venu ici et m’a laissée toute seule là-bas… De temps en temps, j’allais voir mes parents; mon père venait me voir, il me remontait le moral. À cette époque, il n’y avait pas le téléphone. Alors, mon mari m’envoyait des lettres… J’ai accouché toute seule. On a fait la fête chez mes parents.
Et puis, je suis tombée malade. Mon père a écrit à mon mari. Il est venu me voir. Il est resté quinze jours et puis, il est retourné en France. Quelques mois plus tard, je recevais les documents pour le regroupement familial. Mais moi, je ne voulais pas partir. Mon père m’a dit: «Qu’est-ce que je vais faire de toi. Une femme
sans mari ici, c’est pas bien. Et lui, il est tout seul…»
J’avais laissé le soleil. Je suis descendue de l’avion dans le brouillard. Dans le taxi qui m’emmenait à Lys-lez-Lannoy, je regardais les maisons rouges, petites… Au Maroc, les maisons sont grandes. Les plafonds sont hauts. Mon mari m’a dit: «Tu vas voir, tu vas t’habituer.» Heureusement que j’avais deux enfants et que j’étais enceinte, sinon, je serais retournée chez mon père. Le lendemain, mon mari est parti à 6h du matin. J’ai ouvert la porte, il n’y avait personne dans la rue. J’ai pleuré toute la matinée. Mais l’aprèsmidi, quand mon mari est rentré, j’ai fait comme si je n’avais pas pleuré. Cela a duré ainsi jusqu’à ce qu’on déménage à Hem. Ici, il y a plus de vie.
L’accouchement approchait. On devait trouver une nounou pour s’occuper des enfants pendant que j’étais à l’hôpital. On a trouvé une dame: un vrai coeur d’or. Elle donne tout aux enfants. Un lundi, j’ai senti dans mon dos que c’était l’heure. J’ai lavé le linge, changé mes enfants. J’ai tout préparé. L’ambulance est venue me chercher. Mon mari a déposé les enfants chez la nounou à 5 heures du matin. J’ai accouché à la clinique Saint-Jean. Toute seule, sans ma famille. Au Maroc, on accouche à la maison avec la sage-femme. C’est une grande professionnelle qui avait sa manière: on ne voit aucun de ses instruments, les pinces, les ciseaux…Cela fait moins peur. À la clinique, tout était préparé: on voyait tout. J’avais peur.
Quand je suis rentrée chez moi, j’ai vu la dame passer en bas, dans la rue avec mes enfants:j’ai vu qu’ils étaient heureux.Cette femme est restée mon amie. Elle est comme ma soeur. Quand je suis arrivée en France, à part «Bonjour, bonsoir, merci», je ne savais pas dire grand chose en français. Quand je devais aller chercher de l’argent, mon mari me faisait un papier que je donnais au guichetier. Un jour, j’ai dû aller à Tourcoing. Mon mari m’a donné un plan et j’ai compté les arrêts. Il fallait que je me débrouille.
Du coup, je me suis inscrite au cours du centre social. Je déposais les grands à l’école, mettais ma fille dans la poussette et partais au centre social. Ma fille allait à la garderie pendant que j’apprenais le français, à le lire, l’écrire. J’ai découvert qu’il y avait plein d’autres activités: cuisine, couture, crochet… De ce jour, je n’étais plus jamais chez moi l’après-midi. Mes gars à l’école, ma fille dans la poussette: direction centre social. J’ai acheté une machine à coudre, cousu mes rideaux…
Cela a duré ainsi pendant onze ans. Et puis, je me suis retrouvée enceinte. Quand le médecin me l’a dit, j’ai pleuré: je n’avais pas envie de rester dans mon coin, à laver les couches. Un bébé, ça prend du temps si on veut bien l’élever. Ma fille est née: c’est la chouchoute de son père !
On a toujours passé les week-ends en famille. Le vendredi, je cuisinais pour tout le week-end et je congelais. Le samedi, on accompagnait les garçons au match de foot. Moi, je voulais absolument voir mon fils mettre un but! Les amis de nos enfants venaient à la maison. Maintenant que nos enfants sont élevés, je ramène mes amies à la maison. Le week-end, on va au cinéma, on s’invite, on sort… Je rattrape le temps perdu.
J’ai travaillé régulièrement dans les écoles comme aide maternelle. Depuis 2000, je travaille à l’hôpital de Roubaix comme agent de service. Je commence à 5 heures du matin. Alors, je me lève à 3 heures. J’aime bien prendre mon temps, le matin: je bois mon café, me lave, me maquille, prends un temps de prière pour remercier Dieu. Je ne suis jamais en retard et j’aime être bien mise car on rencontre des gens: les malades, les médecins… Il faut être présentable.
Racisme ? La première fois que j’ai entendu ce mot, j’ai cru que c’était le nom d’un plat! Je ne savais pas de quoi on parlait. Maintenant, je sais qu’il y a des gens qui n’aiment pas les autres races. Avant, quand je vivais au Maroc, Arabes, Juifs, Indous ou Français vivaient ensemble.
Fatima, le 24 février 2010






